Conscience modale et conscience tonale :
L’harmonie modale semble être pour les auditeurs modernes comme hors du temps et de l’espace. Ceci s’explique parce que dans ces formes musicales, la tonique ne fait jamais l’objet d’un jeu dialectique : elle est toujours réaffirmée pour elle-même, elle ne fait donc pas l’objet d’une prise de conscience par le jeu de la différenciation et du mouvement.
Il a fallu plus d’un siècle pour qu’apparaisse l’harmonie tonale à la Renaissance. Celle-ci consiste à faire prendre conscience de la tonique par la cadence. C’est par la cadence que la tonique devient forme, et par là même peut faire l’objet de variations, appelées modulations.
Non seulement on prend conscience de l’espace des hauteurs par la cadence, mais le temps lui-même fait l’objet d’une prise de conscience équivalente par l’apparition de la mesure.
Le temps modal est plus libre et souple que le temps tonal. Les taleas sont des combinaisons de rythmes binaires et ternaires d’une grande variété : la notion de temps fort n’y est pas prononcée comme elle l’est dans la musique tonale. Le temps tonal est par contre parfaitement hiérarchisé, comme nous l’avons montré dans notre premier chapitre.
Le temps tonal par conséquent est un temps continu, alors que le temps modal est vécu comme un cycle sans fin réitéré, ou parfois mais plus rarement comme une absence de temps. Pour composer dans un style tonal, il faut ressentir le temps comme une durée, comme une action en cours si l’on peut dire, et non comme une permanence.
Apparition des dissonances dans l’harmonie tonale :
La notion de dissonance est propre à l’harmonie tonale. Elle est absente de l’harmonie modale qui autorise la résonance intégrale du mode, c’est à dire le jeu simultané et libre des différents degrés du mode.
Les dissonances sont les notes étrangères à l’harmonie, c’est à dire à l’accord qui est joué à ce moment là. Un retard est entendu comme tel non seulement parce que l’accord suivant nous fait espérer une résolution, mais plus encore parce que par là même, cette note a un devenir. Il en va de même pour les broderies ou les appoggiatures : ces notes appellent leur résolution sur l’accord, résolution qui suppose l’existence d’un temps continu. Il en va ainsi pour toutes les notes de passages ou les résonances hautes de l’accord, comme montré dans le premier chapitre. Ceci n’est rendu possible que grâce à l’expression d’un cadre tonal et temporel sans lesquels toute expression de devenir seraient impossibles.
Apparition de la cellule comme élément structurant del’expression mélodique :
Dans l’harmonie modale, la nécessité d’organiser l’expression mélodique autour de la variation et du développement de quelques cellules fondatrices est moindre que dans l’harmonie tonale. Les improvisations citées plus haut n’y ont que peu recours par exemple. Le chant grégorien montre un renouvellement constant de la phrase musicale. Ceci est possible parce que le mode demeure un référent immuable.
L’harmonie tonale fait de la tonalité l’objet même de la variation et donc du discours. Aussi ces formes ont nécessité dès le départ l’emploi d’une cellule mélodique initiale qui est comme un personnage traversant les différentes tonalités de l’œuvre. Elle est indispensable pour permettre à l’auditeur de conscientiser le trajet tonal.
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